Devenir un leader émotionnellement sain
On peut classer ce livre dans le domaine de la théologie pastorale et penser qu'il concerne uniquement les pasteurs et responsables d'œuvre. En réalité de nombreux sujets abordés dans ce livre concernent plus globalement la vie chrétienne : l'interaction entre un service dans une œuvre ou une église et la vie conjugale, la compréhension théologique du mariage, du célibat (un sujet très peu abordé et qui est ici traité avec réalisme assorti de nombreux témoignages qui sont par ailleurs analysés avec beaucoup de finesse), le travail en équipe, comment gérer les périodes de transition dans le parcours d'une vie, l'intériorité et les stratégies d'évitement pour éluder les dysfonctionnements (les "zones d'ombre"), la nécessité vitale de prêter attention à la vie émotionnelle etc...
Le livre est en deux parties : la première traite de "la vie intérieure", la connaissance de soi, l'intimité avec Dieu, les relations privilégiées avec le conjoint ou ses amis, l'aménagement de temps de repos.
La seconde partie expose ce que l'auteur appelle "la vie extérieure" : l'organisation, la planification, les relations au sein d'une équipe de travail, comment poser des limites.
Devenir un leader émotionnellement sain
Peter Scazzero
Excelsis
2020
360 pages
20€
Ce n'est pas par hasard si Peter Scazerro organise son livre de cette façon et le sous titre du livre en donne l'explication : "Transformer votre vie intérieure va transformer en profondeur votre équipe, votre Eglise et le monde" (ce sous-titre ne figure pas dans la première de couverture mais est inséré à l'intérieur).
Cela pourrait faire penser à une formule-recette et faire sourire les plus sceptiques, la tournure quelque peu américaine pourrait en rebuter d'autres. Mais dès les premières pages du livre on découvre que notre auteur ne vit pas dans l'illusion du triomphalisme, il ne nous donne pas des recettes, toujours il met en garde son lecteur : les changements peuvent être douloureux et prendre du temps et il sait de quoi il parle. Il nous livre son témoignage quasi sans filtre de son pastorat "émotionnellement malsain" où les priorités n'étaient pas posées dans le bon ordre et surtout son activisme acharné, pour ne pas dire maladif, dont l'entourage est le premier à faire les frais, mais c'est aussi le pastorat lui même et l'œuvre de Dieu qui en pâtissent.
Ici on touche au cœur de la pensée de l'auteur : le lien entre la santé émotionnelle et la maturité spirituelle.
" Le leader en mauvaise santé émotionnelle est quelqu'un qui opère dans un état constant de déficit spirituel et émotionnel, un manque de maturité émotionnelle et un temps passé avec Dieu insuffisant pour supporter un travail pour Dieu." (c'est l'auteur qui souligne, p. 25).
Peter Scazerro nous encourage à regarder nos fragilités et nos blessures avec lucidité, ce qu'il appelle les "zones d'ombre", pour être plus à même d'apporter une aide aux autres (le chapitre 2). Quelques aspects de la spiritualité du pasteur abordés dans cette première partie rejoignent certaines recommandations pastorales qu'on trouve aussi dans les livres d'Eugène Peterson (1932-2018) notamment la théologie du sabbat, mais ici ils sont abordés beaucoup plus concrètement. On trouve à chaque chapitre un questionnaire d'auto-évaluation (parties grisées) et des remarques sur cette évaluation en fin de chapitre avec quelques principes à adapter à chaque situation.
On peut saluer l'effort de Peter Scazerro qui passant de l'image du gratte-ciel et de ses fondations (typique de la culture américaine, surtout pour quelqu'un qui a implanté une église dans le Queens à New-York) arrive à l'image de l'arbre fruitier pour décrire la nécessité de l'enracinement en vue de gérer la croissance d'une église : " Un arbre avec un système racinaire superficiel peut paraitre beau de l'extérieur mais il est incapable de fournir l'eau et les nutriments nécessaires pour sa croissance à long terme." (p. 194). Il met aussi en garde le lecteur de ne pas se contenter d'avoir des racines spirituelles pour y ajouter artificiellement des principes de leadership issus du monde séculier de l'entreprise et du managérial opérant ainsi "comme une greffe d'éléments profanes sur notre système d'éléments spirituels" (p. 196).
Un dernier point qui me semble très peu abordé dans la littérature chrétienne francophone et qui est traité avec beaucoup de réalisme est celui des fins du ministère ou plus précisément le continuum du ministère avec ses réorientations ou ses arrêts abrupts pour diverses raisons (le chapitre 9).
A une époque où l'on demande des résultats tangibles et rapides, Peter Scazerro nous interroge sur les motivations d'une telle attente quand elle est appliquée à l'exercice du ministère (voir le chapitre 4 " Ralentir pour une communion d'amour avec Dieu." pp. 125-155). Tous les pasteurs font face à cette tentation " Il ne suffit pas d'être occupé à engranger des réalisations impressionnantes dans le ministère... A quel point la porte de notre cœur est-elle ouverte à Jésus ? Avons-nous permis aux incessantes exigences du leadership de nous préoccuper au point de ne plus avoir le temps de garder cette porte ouverte - en permanence ? " (p. 128)
En définitive, l'auteur nous pousse à redéfinir ce que nous entendons par "réussite" du ministère ou d'une église.
Thierry Rouquet
Retrouvez ici les précédentes chroniques du blog de la Librairie protestante :
- L'envie d'y croire, journal d'une époque sans foi d'Eliette Abécassis, éditions Albin Michel
- L'inconstance de l'âme sauvage d'Eduardo Vivieros de Castro, éditions Labor et Fides