Il est d’usage, depuis quelques années de s’interroger, sur la fin annoncée du livre, dépassé par d’autres média qui exigent moins de labeur. Il semblerait qu’on lise moins, qu’on ne trouve plus de grands lecteurs etc. Nombreux sont ceux qui se portent au chevet du malade. Mais au-delà de ces vaines redites qu’en est-il véritablement? 

 

Le constat n’est pas si simple. En effet, alors que le nombre de lecteurs semble se réduire, le nombre d’ouvrages publiés est en constante augmentation. Les livres sont disponibles à foison et leur prix reste abordable. Il doit bien quand même s’en lire quelques-uns. La machine ne tourne pas complètement à vide. On peut certes relever qu’un livre acheté n’est pas un livre lu. On cède volontiers à sa tentation. On a réellement l’intention de le lire mais ....

 

Il ne faudrait pas que cette vision très pragmatique masque ce qu’exprime bien Gabriel Zaid1  lorsqu’il dit : « La lecture de livres croît de façon arithmétique. L’écriture de livres croît de façon exponentielle. Si notre passion pour l’écriture n’est pas maîtrisée, il y aura, dans un futur proche, plus de gens pour écrire les livres que pour les lire »

On constate en effet que le livre répond à l’émergence d’un besoin de se dire, à soi- même et aux autres. Écrire ou lire, comme deux faces d’une même réalité ? On peut le lire entre les lignes de Gil Jouanard : « ...le livre de l’avenir ne sera-t-il plus événementiel, pédagogique ni récréatif: il sera existentiellement le lieu par excellence d’émergences d’instants autonomes et irréductibles, où chacun viendra puiser l’énergie d’accomplir sa propre révolution intérieure, sa lente marche vers lui-même, son pèlerinage vers sa propre émancipation, son épreuve permanente d’autodépassement »2

 

p>Et pourtant, le livre et la lecture doivent apprivoiser deux éléments déterminants :

 

  1. Avoir ou prendre le temps de lire

 

« Devant l’alternative de posséder du temps ou des choses, nous avons choisi les choses. Désormais, c’est un luxe de lire Socrate, non pas en raison du coût des livres mais de la rareté du temps. »4

 

Nous nous trouvons ainsi devant ce paradoxe: Plus nous sommes instruits, plus nous devons être, naturellement portés, à la lecture. Mais plus nous sommes instruits, plus aussi notre temps est dévoré par les responsabilités professionnelles.… et les agendas surchargés. Le temps disponible devient la variable la plus onéreuse du livre. Lire devient inabordable même ou surtout aux plus fortunés ! Reprendre possession du temps est alors un enjeu primordial. Investir son temps dans la lecture devient un chemin pour réinvestir sa propre existence. Ce n’est plus lire « ce qu’il faut avoir lu » mais penser ses lectures en terme de réalisation de soi.

 

 

  1. S’ouvrir à des rencontres improbables
     

Depuis l’excellent livre de Daniel Pennac : «Comme un roman », nul ne peut ignorer que la lecture n’a de chance de devenir une joyeuse habitude que si elle s’accompagne de plaisir et non d’obligation : « Le verbe lire ne supporte pas l’impératif » 5

 

En effet, la véritable culture ne consiste-t-elle pas à se laisser conduire par la curiosité, l’étonnement, la surprise, l’amusement ? Lire ne sert à rien, c’est un vice, un bonheur, un plaisir pur. La lecture toutefois, nous touche, nous surprend, nous révèle à nous-mêmes, nous déboussole, nous extra-territorialise, nous rapatrie dans nos cantons originels...

Lire pour s’évader, pour se détendre, pour sortir de soi-même c’est toujours aussi opérer cette rencontre avec soi.

 

Qu’on lise un roman, un essai ou même la Bible, la lecture implique une rencontre. C’est une forme de conversation qui implique notre écoute et notre ouverture à « de l’autre que nous ». Mais elle a ceci de particulier qu’à l’écoute de cet autre, c’est à nous-mêmes que nous tendons l’oreille. C’est notre perception du monde, la façon de construire notre propre univers, nos émotions qui sont interpellées. Dans sa communion inattendue et provisoire avec l’auteur, le lecteur explore son propre monde intérieur. Il peut alors reconnaître, en complicité avec ce qu’il lit, et sans la démesure que produit la fusion, son appartenance à une même communauté de vie, de pensées ou d’émotions.

 

« Peut-être l’expérience de la finitude est-elle l’unique accès que nous ayons vers la totalité qui nous appelle, et nous perd, avec ses ambitions totalitaires démesurées. Peut-être toute expérience d’infinité est-elle illusoire si elle n’est pas, précisément, une expérience de finitude. Peut-être, pour cela, la mesure de la lecture n’est-elle pas le nombre de livres lus mais l’état dans lequel ils nous laissent. »

Denis Guillaume
Éditeur

 

1 Gabriel Zaid, Bien trop de livres, Les belles lettres, Paris, 2005

2 Du livre et de la lecture, Gil Jouanard, L’Archange Minotaure, Apt, 2006

3 Italo Calvino, si par une nuit d’hiver, un voyageur, 1981

4 Gabriel Zaid, Bien trop de livres, Les belles lettres, Paris, 2005

5  Du livre et de la lecture, Gil Jouanard, L’Archange Minotaure, Apt, 2006

6 Ib.

7 Daniel Pennac, comme un roman, Gallimard, Paris,