Lettre à propos de l'islamisme, l'islamophobie, l'islamofolie (Paris, 2015)

Saïd Oujibou

131 pages, 15 euros







Cesser d'être timide avec les musulmans




Ce livre choc, précédé d'un court avant-propos de Christine Boutin, est bref et percutant. On le devine écrit dans l'urgence, avec conviction et passion, dans la foulée des attentats de janvier 2015 qui ont endeuillé la France. Dans ce style, beaucoup d'ouvrages ne tiennent pas la distance. Nés de l'écume de l'actualité, ils disparaissent aussi vite. Ce n'est pas le cas ici. Saïd Oujibou est pasteur, médiateur social, artiste scénique (stand-up), auteur et journaliste (cf. son engagement dans MaCasbah.net).

Il est déjà bien connu dans les milieux du dialogue islamo-chrétien grâce à son autobiographie percutante, Fier d'être arabe et chrétien. Au contraire de beaucoup, il ne surfe pas sur une mode, mais partage à ses lecteurs une réflexion mûrie et provocante, qui suscite adhésion ou opposition, et nourrit le débat. Les collectionneurs de langue de bois repartiront bredouilles. En revanche, les amateurs de saveurs en auront pour leur argent avec ce livre vif, pimenté, qui réveille et interpelle.



Objet du livre :



Cette épître a un double objet. Elle comporte d'abord une analyse critique de l'islam, dans sa logique de radicalité, son rapport à la violence et à la concurrence religieuse. Avec une franchise et une pugnacité qui indisposeront certains acteurs installés dans le dialogue interreligieux, l’auteur considère que les djihadistes qui perpètrent les attentats terroristes ne sont pas forcément des déséquilibrés, des gens qui ne comprennent rien au Coran et à leur propre tradition spirituelle. Selon le pasteur Oujibou, les terroristes agissent selon des motivations pieuses, et c'est motivés par leur foi musulmane et pour plaire à Allah qu'ils usent de violence à l'encontre des mécréants.



Mais ce livre porte aussi, et surtout, une critique sans concession de la pratique chrétienne en France, à partir du terrain évangélique (auquel l'auteur appartient). Ce n'est pas la foi des chrétiens français qu'il dénonce, mais leur timidité et leur manque d'échange avec les musulmans. Ankylosé dans une posture religieuse et des réflexes de peur, le christianisme de France serait comme paralysé devant les musulmans, alors qu'il faut prendre le thé ensemble, discuter, se connaître, frapper à la porte, et témoigner concrètement "l'amour du prochain". Paralysie du 'politiquement correct', d'un part, qui esquive de parler des sujets qui fâchent au nom d'une conception sirupeuse de l'interreligieux. Paralysie de la peur de l'autre, d'autre part, qui empêche de très nombreux chrétiens d'aimer concrètement les musulmans, de leur tendre la main et de les accueillir. Paralysie doctrinaire, également, qui focalise l'attention sur la théologie, la théorie, et oublie de vivre l'Évangile, fait d'accueil, de témoignage, de pardon. Paralysie individualiste, enfin, qui nourrit un évangélisme du feel-good au détriment de pratiques communautaires chaleureuses. Or les musulmans sont très attachés au fait de vivre au quotidien leur foi, dans une pratique incarnée, conviviale, très relationnelle. Ils ont l'habitude d'une vie communautaire qui ferait souvent défaut dans les Églises, remplies de chrétiens trop timides. "Le problème, ce ne sont pas les musulmans, mais les enfants de lumière qui vivent incognito, en fuyant leur vocation et leurs responsabilités" (p103).



Au service de cette analyse, l'ouvrage se découpe en sept parties. L'attentat de Charlie Hebdo est présenté comme le "dernier avertissement", appelant à une prise de conscience et des actes (p.12 à 25). "La peur ou la foi ?" (p.26 à 41), "L'islamofolie des églises" (p.42-54) détaillent ensuite les peurs dont souffrent les chrétiens face à l'islam. L'auteur raconte aussi, au travers de deux personnages fictifs, des parcours de radicalisation (p.55 à 75), puis évoque "Le défi de l'islam au cœur de nos foyers" (p.76 à 88), l'enjeu des conversions, de l'accueil et de l'accompagnement pastoral des ex-musulmans (p.89 à 99), et du contact de terrain (jugé insuffisant) entre Églises locales et mosquées (p.100 à 116). Un glossaire puis un "cours de rattrapage" sur l'islam parachèvent l'ouvrage, conçu pour un maximum d'efficacité.




Lettre à propos de l'islamisme, l'islamophobie, l'islamofolie

Une question posée par ce livre : décoloniser les regards et les conseils d'Églises



Une des questions brûlantes posées par l'épître de pasteur Saïd est formulée ainsi : "combien de grands pasteurs français sont d'origine nord-africaine" ? Le manque d'inclusion de Français originaires du Maghreb ou d'Afrique sub-saharienne serait "un des restes de l'ère coloniale". Freinant l'échange, le contact, la rencontre. Dixit : "Pour aider le milieu des églises et des œuvres chrétiennes à trouver le bon ton avec l'islam, en particulier sur la question des conversions, la formation est une excellente chose. Mais il y a encore mieux: il faudrait que chacune ait dans son conseil un ou plusieurs frères arabes expérimentés ou, au minimum, un contact régulier et fraternel avec une telle personne"... en corrigeant cette "omniprésence des Gaulois et des Anglo-Saxons expatriés dans toutes les structures décisionnelles d'églises et de fédérations de notre pays". (p.95). Ce qui permettrait une bien meilleure appréhension du défi représenté par l'islam. "Vous avez tout à gagner à associer toujours plus de tels frères et sœurs aux centres de décision des églises" (p.96).



Question posée au livre : ne pas tomber dans le piège qu'on dénonce



Manque d'inclusivité, doublé d'une frilosité excessive dans le contact avec l'islam et les musulmans... cette critique frontale de Saïd Oujibou sonne très juste. Elle gagne à être lue, méditée, digérée.Mais à pointer du doigt avec tant de vivacité la frilosité des instances protestantes actuelles, l'auteur s'expose à ce que lui soit retournée la question : part-il lui-même suffisamment à la rencontre de la diversité évangélique, avec bienveillance et patience ? Et, au-delà, prend-il le temps de découvrir plus en profondeur la diversité protestante, catholique, voire même orthodoxe en France ? L'auteur connaît certes de nombreux milieux. Mais ce n'est pas faire injure à son talent et son zèle que de souligner qu'il est loin d'en avoir fait le tour. Peut-être découvrirait-il alors que si la tendance globale est effectivement au manque d'interaction avec l'islam, il ne faut pas oublier que des cercles chrétiens, certes minoritaires, s'impliquent concrètement dans l'échange avec les musulmans (Églises multiculturelles de banlieue parisienne ou du Nord...). Tout comme le prophète Elie en d'autres temps, Saïd Oujibou est peut-être un petit peu moins seul qu'il ne le croit...





Sébastien Fath, GSRL (EPHE/CNRS),
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