Ethique de la liberté, porter la liberté en tant que chrétiens
Les éditions Labor et Fides viennent de sortir en un seul volume les 2 premiers tomes d'une œuvre majeure en 3 tomes de Jacques Ellul. "Ethique de la liberté" initialement publiée en 1973 pour le tome 1 et en 1975 pour le deuxième. Le volume 3 "Les combats de la liberté" paru en 1984 sortira dans sa nouvelle édition courant 2020. C'est un livre important de par l'épaisseur théologique du thème et aussi par l'épaisseur visuelle : 720 pages (à cause de la compilation des 2 tomes).
On a dit de Jacques Ellul qu'il était un intellectuel inclassable. Intellectuel c'est sûr, il fut professeur d'université à Bordeaux et il a écrit une cinquantaine de livres. Inclassable c'est moins évident, sa pensée est largement influencée du point de vue philosophique par Søren Kierkegaard (souvent cité dans le livre) et surtout sur le plan théologique par Karl Barth dont J. Ellul retranscrit parfois de longs passages de sa dogmatique. Il est vrai qu'il dit de sa propre théologie qu'il n'a "jamais été un barthien inconditionnel" (p. 11).
Jacques Ellul
Labor et Fides
720 pages
34€
Dans cet essai, J. Ellul se découvre comme un intellectuel habité par une responsabilité et un courage lui donnant l'impertinence du prophète. Un homme qui sait dire "non" et qui pense que l'Eglise a pour devoir - à cause justement de cette liberté chèrement acquise par Christ et de ce qu'il faut en faire "c'est pour la liberté que vous avez été libérés" Gal 5, 1 - d'être une force d'opposition, de contestation. J. Ellul prend systématiquement à contre-pied aussi bien les tenants d'une morale réduisant la vie chrétienne à un ensemble de règles auto-justifiantes : "une forme de servitude nouvelle" (p. 371) que les pourfendeurs de la morale bourgeoise qui d'ailleurs n'existe plus depuis longtemps : "Leur liberté consiste à suivre en chien crevé la plus grande pente des eaux et à insulter les morts d'il y a un siècle" (p. 696). Il faut bien sûr replacer le débat dans le contexte, on est au tout début des années 70.
Si Ellul est "inclassable" c'est dans sa critique des mouvements intellectuels de l'époque que ce soit l'existentialisme ou le structuralisme : "les modes et courants sociologiques, répondant au goût du public sans la moindre indépendance ni le plus petit cynisme." (p. 696). En cela le chrétien doit exprimer sa liberté, celle de se référer toujours à cet Autre, au Tout-Autre, le Dieu de la Révélation. En lui faisant face, il découvre la profondeur de l'aliénation de l'homme cet homme qui est prêt à sacrifier sa liberté pour satisfaire sa sécurité, son bonheur.
C'est d'ailleurs sur cette résonnance que jouent les propagandes pour assujettir et embrigader. Cette liberté en Christ peut être "engagée" pour certains combats mais aussi "dégagée" non pas dans la rupture du dialogue mais dans un retrait momentané, dans une mise à distance critique. C'est tout le développement des chapitres 1 et 2 du deuxième tome.
Il est impossible en quelques lignes de résumer la richesse d'un tel livre, de nombreux aspects de la liberté y sont traités :
qu'est-ce que l'aliénation et son rapport au péché ? le rapport de la liberté avec l'univers et ses nécessités, comment Jésus a vécu sa liberté ? les conséquences de la Rédemption sur la liberté, devenons-nous la considérer comme un privilège ou bien comme une responsabilité ? les 3 types de liberté : vis à vis de soi-même, des puissances (toutes formes de systèmes, l'Etat, l'argent et même l'Eglise), enfin liberté à l'égard du donné révélé que J. Ellul nomme "la liberté herméneutique", la quête du bonheur telle que nous la connaissons aujourd'hui est elle compatible avec la liberté chrétienne ? engagement et dégagement au sein d'un vivre-libre, l'homme sans convoitises et la liberté de désirer, le don et l'offrande en tant qu'acte libre et guérison de toutes les formes d'asservissement, l'articulation entre l'obéissance et la spontanéité, entre la liberté et la frustration etc...
Un verset des Ecritures pourrait très bien exprimer la posture de J. Ellul et le climat de cet ouvrage : "Ne vous conformez pas au siècle présent" (Rom 12, 2) Mais attention cette "non-conformité" peut être aussi bien agaçante pour nos contemporains que déroutante pour ceux qui s'en réclament (les chrétiens). Elle implique constamment une capacité à regarder son existence au miroir des Ecritures, cette loi de liberté (Jac 2, 12) qui va elle même nous critiquer dans un souci constant d'authenticité et de vérité. Il faudra alors toujours interroger nos dire et nos œuvres par une confrontation avec la vérité du Christ.
Cette expérience est comparable à celle du prophète Esaïe dont les lèvres furent touchées par des braises ardentes avant de pouvoir en tant qu'homme libre parler de la part de Dieu à ses contemporains (p. 385s). J. Ellul est un démolisseur, et le mot n'est pas trop fort, de fausses certitudes et d'illusions en tous genres surtout pour cette forme de christianisme qui confond évangile et conformisme social. Quand la peur d'être différent fait perdre au christianisme sa saveur, son sel, quand les chrétiens pensent ainsi : " Ne nous distinguons en rien [...] Or si Paul se faisait tout à tous c'était pour en gagner quelques uns et non pour être comme tous." alors ils tombent dans le plus grand des asservissements (p. 395).
Enfin, J. Ellul fait une analyse historique qui m'a fortement interrogé. Il trouve particulièrement significatif que tous les mouvements prônant la liberté se soient toujours dressés contre le christianisme et les chrétiens, il en déduit le signe qu'au travers de ces contestations, ces mouvements exprimaient " une sorte de reconnaissance inconsciente que ce sont les chrétiens qui auraient dû engager cette aventure, porter la liberté." (p. 450) ? Ca pique... mais ça fait mal là où ça fait du bien. Le christianisme a t'il raté un rendez-vous ? .
A méditer !
Thierry Rouquet